Les avantages du manque d’empathie

Ce dont le monde a vraiment besoin, selon le psychologue Paul Bloom, de l’université de Yale, c’est d’un peu moins d’empathie. Oui, je sais comment ça sonne. Et le chercheur de préciser : « C’est comme si vous disiez que vous détestez les chatons ». Dans un monde qui souffre clairement de ce que Barack Obama appelle le « déficit d’empathie », cela ressemble à une approche odieusement contre-intuitive. De fait la recherche suggère que les gens empathiques sont plus altruistes. Meilleure est l’empathie, meilleures sont les relations. Roman Krznaric, auteur d’un livre récent, Empathie (il l’a défend), pense que « l’outrospection » — l’effort délibéré de découvrir d’autres expériences chez autrui — pourrait aider à résoudre nos problèmes, de l’inégalité jusqu’au changement climatique. Bloom a-t-il été converti aux divagations d’Ayn Rand ? (NDLR Ayn Rand est considérée comme la théoricienne de l’égoïsme rationnel).  S’est-il levé du mauvais pied ? Non, et de fait, il pourrait avoir raison.


Manque d’empathie

Le problème est que l’empathie — la faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent — n’est pas un moyen fiable de faire le bien. Déjà, il nous est plus facile de sympathiser avec ceux qui ont « une bonne tête », et avec ceux « de notre ethnie » ; ce qui veut dire que plus nous utilisons l’empathie comme un guide pour agir, plus nous sommes vulnérables à ces préjugés. De plus nous sommes aussi très dépendants  de l’« identifiable victim effect » : l’empathie fait que nous nous  soucions plus facilement d’un l’enfant disparu que des milliers de personnes qui pourraient être lésés par la politique du gouvernement, sans parler des victimes non encore nées et futures victimes du réchauffement planétaire. Bloom cite l’économiste Thomas Schelling : « Annoncez qu’une petite fille de six ans aux cheveux bruns a besoin de milliers de dollars pour une opération qui lui permettra seulement de prolonger sa vie jusqu’à Noël, et les bureaux de la Poste seront submergés… Mais si vous annoncez  que sans une petite taxe supplémentaire les services des hôpitaux du Massachusetts vont se détériorer et entraîner une légère augmentation de décès évitables, mais peu visibles — vous n’aurez pas beaucoup de monde pour verser une larme ». Un excès d’empathie peut nuire à l’empathie, et même plus : il peut même renforcer l’épuisement professionnel et la dépression, et ni l’une ni l’autre ne favorise les gens à aider autrui.

Un moyen d’être plus objectif et efficace ?

Il est difficile d’accepter que nous puissions parfois obtenir une image plus objective du monde en résistant à cette envie de prendre la place de quelqu’un d’autre. Pourtant, la dépersonnalisation des choses est souvent la meilleure façon de prendre des décisions. C’est pourquoi les entretiens d’embauche peuvent être plus méritocratiques — et moins sujets au sexisme ou au racisme — quand ils se basent, non pas sur un libre exposé du genre « apprendre à vous connaître », mais plutôt  sur ​​des tests structurés. Tyler Cowen, blogueur et économiste, recommande de solliciter des commentaires non pas en demandant « qu’en pensez-vous ? » — la version très personnelle — mais « qu’est-ce que la plupart des gens pensent ? »

Bloom conclut que nous avons plus besoin de compassion que d’empathie : c’est-à-dire une attitude plus impassible, plus rationnelle, un amour plus distancié, plus de gentillesse et d’attention envers autrui. Une personne de sa famille qui subit un traitement anticancer n’aime pas lorsque le personnel médical déborde d’empathie : « Les médecins qui sont calmes quand il est anxieux, confiants quand il est incertain l’aident plus. » Comme l’a écrit Jack Handey, l’humoriste du Saturday Night Live, avant de critiquer quelqu’un, marchez un kilomètre dans ses chaussures : de cette façon, vous serez un kilomètre de là, et vous aurez ses chaussures. Mais si vous voulez l’aider, rester dans vos propres chaussures peut être préférable. Bien sûr, je pourrai sentir votre douleur. Mais ne préfériez-vous pas plutôt que j’aie fait quelque chose pour vous ?

Voir aussi : Manque d’empathie couple

Source : « This column will change your life: empathy » – Oliver Burkeman – The Guardian


Photo : Vamsi Krishna (cc)